L’Égypte est le bon élève du FMI. Sa croissance de 3.3% est l’une des plus dynamique de la région et son taux d’endettement baisse progressivement. Mais ces chiffres flatteurs cachent une économie sclérosée par le poids des entreprises liés à l’armée.
Le Maréchal, ancien ministre de la Défense du président Morsi, connait bien les cercles militaires. Il sait que les négliger lui serait fatal. Le véritable État profond de l’Égypte, ce sont les officiers. Bien au-delà de l’administration, c’est une grande partie de l’économie qui est sous leur emprise, étouffant le marché et empêchant un véritable développement du pays.
Sissi et le retour des mamelouks
L’entrée des militaires dans l’économie remonte au coup d’états des officiers libres en 1952 qui permit à Nasser de prendre le pouvoir. Une fois en place, le Colonel fait prendre au pays un tournant socialiste. L’État nationalise les entreprises et place à leur tête des officiers. Dans les années 1960, Nasser veut dynamiser la défense et utilise les mécanismes d’entreprises privées pour la production d’industrie de défense. Il s’agit par exemple d’industries sidérurgiques qui doivent fournir l’armée. Pour cela il crée le ministère de la production militaire. En 1975 est également mise en place l’Organisation Arabe pour l’Industrie (OAI) qui poursuit le même objectif.
En 1970, le président Sadat se rapproche des États Unis et se tourne vers une économie capitaliste. Il privatise le reste du secteur public afin d’ouvrir le marché à l’Occident et ressouder ainsi les liens. Les officiers sont alors marginalisés du secteur privé. En 1979 les accords de Camp David mettent fin à la guerre avec Israël. Mais Sadat ne veux pas se séparer de plusieurs milliers d’officiers bien formés. Il crée donc « l’Organisation des Projets de Service National » (OPSN) qui fonde des entreprises dirigées par des officiers à la retraite. L’OPSN doit permettre à l’armée d’être autonome financièrement.
En 2013, l’Égypte est depuis deux ans sous l’autorité des frères musulmans via le président Morsi. Leur gestion du pays est catastrophique et la population est excédée. Al Sissi, décide d’exploiter la situation et de prendre le pays en main. Il s’appuie sur le renseignement militaire pour organiser des manifestations civiles avec le mouvement Tamarud. Une fois les frères musulmans écartés du pouvoir, les mêmes services organisent les forces politiques pro-Sissi qui aideront son élection en 2014[1]. Ils seront remerciés pour leur service puisque la direction générale du renseignement possède aujourd’hui une société de holding parallèle : Eagle Capital. Celle-ci contrôle seize médias et 70% des capacités de fournisseurs d’accès internet. De même, le renseignement militaire est propriétaire du Falcon Group qui a obtenu en 2016 des contrats pour assurer la sécurité de plusieurs aéroports égyptiens[2].
C’est véritablement le président Sissi qui va redonner à l’armée une position centrale dans le système égyptien
C’est véritablement le président Sissi qui va redonner à l’armée une position centrale dans le système égyptien. Il est issu du cercle des officier, il en connait les codes de fonctionnement et sait comment les manipuler. L’influence des militaires sur l’économie est exercée directement via des organismes officiels comme le ministère de la production militaire, le ministère de la défense, l’Organisation des Projets de Service National » (OPSN) et d’autres encore. Elle s’appuie aussi sur son réseau d’officiers à la retraite dans les entreprises. En les engageant, ces sociétés s’assurent un directeur des relations publiques ou des affaires gouvernementales qui saura leur éviter les lenteurs et les blocages de l’administration dans l’attribution des contrats ou des permis.
L’armée, un acteur économique incontournable
Le poids exact de l’armée dans l’économie est obscure et difficile à évaluer. Selon al Sissi elle représenterait au maximum 2% de l’économie[3]. L’homme d’affaire égyptien Naguib Sawiris parle de 40%. Transparency International et le Washington post l’évaluent davantage à 60%[4].
Toute mention publique des activités de l’armée est interdite : le budget de la défense lui-même n’est pas officiellement divulgué
Cette difficulté à chiffrer l’impact réel des forces armées sur l’économie s’explique par l’opacité des informations. Toute mention publique des activités de l’armée est interdite : le budget de la défense lui-même n’est pas officiellement divulgué. Dans ce cadre, toute la production économique de l’armée et les bénéfices qu’elle en tire sont classifiés. C’est un tabou qui permet au gouvernement d’échapper à toute délibération parlementaire sur le sujet.
Selon Yezid Sayigh collaborateur au Carnegie Middle East Center, en 2019 le ministère de la production militaire détenait 25 usines, et le OPSN 35 entreprises[5]. Les domaines d’activité sont très divers : cimenterie, chimie, agro-alimentaire, immobilier, eau ou bien les station-services etc. Les deux domaines d’activités les plus importants sont probablement l’immobilier et le BTP. En effet, les forces armées égyptiennes sont propriétaires de 90 à 95% du territoire national. Grâce à cela, l’armée est en possession d’hôtels et d’immeubles résidentiels dans les nouveaux quartiers du Caire, de stations balnéaires proche d’Alexandrie, au Sinaï ou sur la mer Rouge.
La concurrence, étouffée par les avantages de l’armée
La présence de ces entreprises dans l’économie pose un grave problème de concurrence sur le marché égyptien. En 2021 l’armée a, par exemple, le monopole de la production des repas dans les écoles. Les entreprises disposent en effet d’avantages propres à l’armée qui les rendent hyper compétitives.
Afin de consolider le pouvoir et les capacités de ces sociétés, plusieurs mesures ont été adoptées sous l’autorité du président Sissi. Pas moins de vingt et une ont été adoptées entre 2013 et 2019. Depuis 2013, un décret permet au gouvernement de céder des terrains à des entreprises en cas d’urgence, ce motif étant laissé à l’appréciation des agences gouvernementales. De même, depuis 2014, un amendement interdit toute contestation en cas de contrat avec l’Etat. L’armée est aussi autorisée à saisir toute terre non enregistrée au cadastre au nom de la défense de la nation. Ces mesures ont ainsi permis à l’armée d’affermir son pouvoir sur la délivrance des permis et des contrats.
Les forces armées égyptiennes peuvent également compter sur une main d’œuvre bon marché fournie via le service militaire obligatoire. Chaque année, 1 551 000 jeunes s’engagent : un avantage considérable voire déloyal.
La présence de ces entreprises dans l’économie pose un grave problème de concurrence sur le marché égyptien
La banque mondiale dans un rapport de 2020, décrit un marché où la place de l’état décourage les investissements privés et étrangers[6]. L’armée est exonérée d’impôts, elle ne paye ni la TVA ni les droits de douanes, et n’a pas l’obligation de privilégier les produits manufacturés égyptiens dans les marchés publics, et de nombreux autres privilèges lui conférant un avantage compétitif sur les entreprises privés[7]. Les agences de l’État favorisent toujours l’armée, notamment grâce à un système de liens institutionnels et interpersonnels. Elle contrôle les permis et peut refuser d’en délivrer au nom de l’intérêt national : elle a ainsi la capacité de limiter l’entrée d’acteurs compétitifs sur le marché.
L’Arish Cement Company offre un bel exemple de concurrence déloyale. Les FAE rachètent en 2018 cette entreprise qui représente alors 24% du marché du ciment. Elles y construisent la plus grosse usine du pays, via l’ajout de 12 millions de tonnes de capacité de production annuelle. Cela sur un marché où la demande est déjà en baisse. L’entreprise ultra compétitive oblige par conséquent la concurrence à baisser les prix ou à fermer[8].
L’armée au cœur de la politique d’al Sissi
Les nombreux méga-projets d’infrastructure d’al Sissi sont un autre exemple de la place démesurée de l’armée dans l’économie égyptienne. En 2019, le porte-parole des FAE Tama al Rifai indique que l’armée gère environ 2300 projets d’infrastructures et emploie pour cela cinq millions d’égyptiens..
Ainsi est annoncée en 2015 la construction d’une nouvelle capitale en plein désert à l’Est du Caire. Un projet d’un coût de 58 milliards de dollars qui doit être mené par l’Administration de la Capitale pour l’Investissement (ACI), dont 51% des parts appartiennent à l’armée. De même, au Sinaï la lutte contre le djihadisme s’accompagne d’une politique d’investissement et de valorisation du territoire avec la construction d’infrastructures : usine de dessalements, ponts, tunnels etc… Ce volet économique qui comprend 418 projets pour un financement d’environ 40 milliards de dollars est confié à l’autorité militaire du génie[9].
Ces projets sont un moyen pour le président de susciter les rivalités entre les différentes factions d’officiers
Ces projets sont également un moyen pour le président de susciter les rivalités entre les différentes factions d’officiers. Limiter le secteur privé par des entreprises militaires, évite au Reïs de voir émerger des hommes trop puissants qui pourraient incarner un contrepouvoir. En leur distribuant de l’argent via les différents projets d’infrastructures, il s’assure de leur fidélité ; et évite que qu’ils ne prennent trop de pouvoir.
Selon « Georges », ancien diplomate du Caire, la place de l’armée dans l’économie devait permettre de créer un effet d’entrainement. C’est par ailleurs ce qui légitime auprès de la population le poids du régime Sissi sur la société. Le Premier Ministre Mostafa Mabdouli expliquait d’ailleurs sur la BBC, « C’est une nécessité pour répondre aux besoins stratégiques ou réduire les prix. ». Le secteur privé ne pourrait pas couvrir tous les besoins du marché, notamment les secteurs stratégiques et de sécurité nationale.
Mais les officiers égyptiens sont avant tout des officiers. S’ils sont efficaces pour combattre le terrorisme au Sinaï, ils sont de piètres gestionnaires. Il apparait ainsi selon Yezid Sayigh que « de nombreuses entreprises militaires fonctionnent encore à perte, notamment la douzaine d’entreprises appartenant à l’Organisation arabe pour l’industrialisation (OAI) et une autre poignée appartenant au ministère de la défense »[10].
En 2020, le gouvernement annonce vouloir coter en bourse au moins deux entreprises publiques : Safi une société d’eau minérale et la Société nationale de pétrole. L’objectif pour l’armée est de répondre aux critiques sur sa mainmise sur l’économie, mais également d’obtenir des investissements privés. Cependant, Mustaf Shaheen, professeur d’économie à l’université d’Auckland expliquait dans une interview à al Jazeera que ce projet est un serpent de mer. « L’Autorité militaire vise à contrôler ensemble l’économie en faveur de l’armée, poursuit-il, il serait illogique de négliger ces entreprises en les introduisant en bourse. ». Il considère que ces déclarations sont des tentatives pour rassurer le FMI et les investisseurs.
L’Égypte offre un véritable potentiel économique. Sa population qui compte plus de cent millions d’habitants dont 60% a moins de trente ans est très dynamique. Son économie est aussi très diversifiée, immobilier, BTP, pêche, énergies, tourisme etc… Sa position est stratégique et offre une porte d’entrée vers l’Afrique. Malheureusement, ce potentiel est gâché par un marché sclérosé à cause d’une armée qui dépasse largement ses prérogatives. Le Président Sissi, cherche à renouer avec une politique d’influence afin de redevenir la puissance régionale. Or le pays aurait tout à gagner à redynamiser son marché en menant réellement une vague de privatisations. Si l’Égypte des mamelouks est disparue depuis cinq siècles, al Sissi semble bien avoir installé le régime des néo-mamelouks.
[1] https://orientxxi.info/magazine/egypte-le-coup-d-etat-permanent,3027?no_js=oui
[2] https://www.ispionline.it/it/pubblicazione/sisis-egypt-moves-military-economy-family-firm-28504
[3] https://www.reuters.com/article/us-egypt-economy-military-idUSKBN14D087
[4]https://www.washingtonpost.com/world/middle_east/egyptian-military-expands-its-economic-control/2014/03/16/39508b52-a554-11e3-b865-38b254d92063_story.html
[5] « Owner of the Republic » p92
[6] “Creating Markets in Egypt: Country Private Sector Diagnostic” décembre 2020
[7] Cf « Owner of the Republic » p33
[8] https://egyptwatch.net/2020/09/23/the-armys-business-is-destroying-the-cement-industry-in-egypt/
[9] https://www.valeursactuelles.com/monde/tribune-la-lutte-anti-terroriste-au-sinai-une-victoire-militaire-et-economique-de-legypte/
[10] https://carnegie-mec.org/2022/01/31/retain-restructure-or-divest-policy-options-for-egypt-s-military-economy-pub-86232