Depuis le mois de février, l’affaire « Team Jorge » défraye la chronique en France. Elle a révélé un point d’acmé dans la guerre de l’information que se livrent l’Algérie et le Maroc sur la question du conflit territorial qui les oppose au Sahara. C’est aussi un cas d’école sur la nature des opérations d’influences dans la dynamique des relations internationales.
Chacun dans ses limites de moralité, tente de déployer un maximum d’efforts afin d’arriver à son but : Etats, sociétés, groupes de pression, associations de citoyens, groupements économiques etc. Les tractations d’influence ont toutefois changé de visage avec l’avènement de ce qu’il est dorénavant convenu d’appeler la « société de l’information ». Exposition médiatique, Internet, réseaux sociaux, ces éléments ont permis une diversification des actions d’influence. Elles sont aujourd’hui une composante majeure, quoique peu décryptée, des relations internationales.
La question brûlante des territoires constituant la façade atlantique du Sahara, de Laâyoune à Lagouira, n’échappe pas à cette réalité. Elle oppose depuis cinquante ans le Maroc, l’Algérie et les séparatistes du Front Polisario. C’est dans ce contexte que se joue l’affaire « Team Jorge »
Indépendant depuis 1958, le Maroc est en conflit avec l’Espagne qui refuse de rétrocéder la totalité des territoires qui faisaient partie de sa zone coloniale. En cause : les territoires riches en phosphate et la façade atlantique regorgeant de ressources halieutiques. Peu à peu, face au Maroc, l’Algérie devient le principal protagoniste du conflit et, en 1973, elle appuie la création du Front Polisario qu’Alger reconnaît alors aussitôt. En 1975, le roi du Maroc Hassan II organise la « Marche Verte », une vaste épopée vers le sud du Maroc pour récupérer ce territoire. Aujourd’hui encore le conflit sur le territoire de l’ouest saharien perdure. Appelé « Sahara occidental » par l’Algérie et « provinces du sud » par le Maroc, ce territoire est une plaque tournante entre l’Europe, le Maghreb et l’Afrique subsaharienne, avec tous les enjeux géopolitiques qui découlent de cette géographie. Si le Maroc considère que ce territoire lui appartient pour des raisons historiques et juridiques, l’Algérie adopte une stratégie indirecte pour tenter de prendre le contrôle du territoire. Le rôle du Front Polisario est plutôt de gêner l’action du Maroc au travers de sa lutte séparatiste. La vieille rivalité entre les deux pays se crispe autour de la question et chacun déploie tous ses efforts pour avoir gain de cause.
Opérations d’influence internationale
Quoique le Front Polisario annonce régulièrement des attaques armées malgré le cessez-le-feu onusien[1], les deux parties au conflit ont déposé les armes militaires mais n’ont pas arrêté la guerre. Alors que le Maroc a choisi la voie diplomatique et le développement des provinces qu’il administre de fait, l’Algérie et le Polisario, n’ayant que peu de victoires diplomatiques, ont choisi une double stratégie « humanitaire » et judiciaire. L’on retrouve en effet pléthore d’associations pro-sahraouies défendant les éléments de langage séparatistes. Si la plupart sont des coquilles vides, quelques-unes sont bien actives et très implantées, notamment dans les pays scandinaves, comme The Norwegian Support Committee for Western Sahara . Cela s’explique par un intérêt direct de la Norvège dans les exploitations d’énergies fossiles au Sahara. Certaines associations, au côté du Polisario, sont allées jusqu’à judiciariser le conflit en dénonçant le bien-fondé juridique d’accords agricoles et d’accords de pêches entre le Maroc et l’Union européenne par exemple[2]. La plus médiatique récemment est l’association Western Sahara Campaign. Ces ONG s’attaquent également aux entreprises qui s’installeraient ou travailleraient sur ce territoire et qui contracteraient avec le Maroc quant aux conditions de leur installation, ou encore celles qui exportent des produits provenant du Sahara et affichant la provenance « Maroc », comme ce fut le cas pour l’entreprise française Chanterelle[3].
Ces opérations d’influence sont peu visibles, elles ne touchent pas le grand public et servent à mettre des freins dans les rouages des affaires politiques et diplomatiques. Elles s’articulent avec des campagnes de presse. Ce qui leur permet de démultiplier leur impact dans l’opinion. Par essence, la presse est plus visible du grand public s’appuie sur des tactiques complexes de persuasion.
Les médias : un terrain d’actions privilégié
Depuis quelques mois, l’affaire « Team Jorge » fait polémique[4]. Le journaliste Rachid M’Barki met le feu au poudre, en juin dernier, sur BFM TV. Il y parle de la reconnaissance du « Sahara marocain » par l’Espagne, un choix diplomatique de Madrid ayant permis de réchauffer ses relations le royaume chérifien. Seulement, la formule de « Sahara Marocain » est entendue comme une orientation pro-Rabat clef en main pour le téléspectateur. L’affaire défraye la chronique et vient questionner l’indépendance de la presse face aux opérations d’influence.
Ces opérations d’influence sont peu visibles, elles ne touchent pas le grand public et servent à mettre des freins dans les rouages des affaires politiques et diplomatiques
L’officine d’influence israélienne, « Team Jorge », qui n’a pas d’existence légale, serait à l’origine de la prise de parole orientée du journaliste, aujourd’hui licencié. Toute la presse se questionne face à sa vulnérabilité aux ingérences d’intêrets particuliers dans des rédactions perçues comme neutre. Un fait d’autant plus gênant que la détection des « fakes news » ou de désinformations est devenu un argument marketing pour les médias. Une question reste en suspens : pourquoi le Maroc est-il accusé de malversation plus de six mois après la diffusion d’une séquence de quelques secondes ? Une accusation qui coïncide avec la crise diplomatique qui l’oppose à l’Union Européenne, et par ricochet, à la présidence française ?
Il n’est pas question ici d’affirmer quoique ce soit, mais bien de questionner ce qu’est l’influence ; et donc l’agenda des révélations de l’affaire « Team Jorge » dont la question du « Sahara marocain » n’est qu’une partie émergée de l’iceberg.
Le 7 mars dernier, une émission de France 24 destinée à l’Amérique latine a consacré 5 minutes au conflit. Sous couvert de décrypter les coulisses et les causes du conflit, le narratif du reportage reprenait tous les éléments de langage des thèses séparatistes : exploitation des ressources par le Maroc, occupation de la région, souffrance de la population sahraouie, inaction de la MINURSO (mission de l’ONU sur place).
Qui pourrait être à l’origine de cette offensive ? Compte-tenu de son statut de protagoniste dans le conflit, l’Algérie est une hypothèse crédible. Alger n’en serait pas à son coup d’essai en matière d’influence sur la presse. Le 2 octobre 2022, le président du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) Ferhat Mehenni devait intervenir sur la chaîne française CNews.
Quelques minutes avant son passage en plateau, le passage de Ferhat Mehenni est annulé sans qu’on ne lui donne aucune raison. Une vidéo de cette séquence est disponible. Derrière cette annulation court la rumeur d’un appel du Président algérien à Emmanuel Macron : il aurait menacé d’annuler la venue d’Elisabeth Borne en Algérie. Cette rumeur a été démentie par les autorités françaises[5] mais la raison de l’annulation à la dernière minute d’un intervenant manifestement hostile au pouvoir algérien n’est toujours pas connue à ce jour.
Suite à cela, il est tout à fait légitime de questionner l’indépendance de l’émission de France 24 qui reprend, mot pour mot, le phrasé des adversaires du Maroc sur l’affaire de l’ouest saharien. Toujours est-il que lorsqu’il est affaire d’intérêts la vérité est subjective et il appartient de décortiquer les arguments de chacun.
Influence par le contenu : décrypter les narratifs
Sur BFM TV, Rachid M’Barki évoquait « le réchauffement diplomatique » entre l’Espagne et le Maroc « depuis la reconnaissance par l’Espagne du Sahara marocain ». Quelques secondes qui ne laissent que peu de place à l’exposition d’arguments. Certains diront qu’il utilisait un verbiage propre au point de vue marocain. D’autres entendront qu’en tant que journaliste, il se place dans la logique de l’Espagne et du Maroc dont il décrit les relations – et tous deux d’accord sur la marocanité du Sahara.
Chez France 24, le format même de l’émission qui consiste à résumer un sujet en 5 minutes, laisse la place à plus d’arguments. Le fil conducteur du reportage reprend plusieurs éléments de langage séparatistes.
L’introduction même du format vidéo sur la page du site Internet évoque « des centaines de milliers de civils réfugiés » (cientos de miles de civiles refugiados). Cet élément de langage est un argument séparatiste. Pour le comprendre, il faut remonter à 1975-1976, lors de la création des camps de Tindouf en Algérie. Alors que les Algériens et le Polisario défendent la thèse d’un accueil de réfugiés fuyant les forces marocaines, le Maroc estime plutôt que lors du retrait des troupes espagnoles en 1976, ses forces armées repoussent les militaires algériens qui emmèneront de force avec eux des centaines de personnes. A celles-ci s’ajoutent celles qui avaient trouvé refuge en Algérie lors de l’opération Ecouvillon. Il est à l’époque question de 7 000 à 8 000 personnes. Il n’existe aucun décompte officiel de la population des camps de Tindouf. L’émission avance quant à elle 173 000 personnes qui y vivraient à ce jour.
Lorsqu’il est affaire d’intérêts la vérité est subjective et il appartient de décortiquer les arguments de chacun
La journaliste Natalia Plazas évoque également l’exploitation des ressources par le Maroc et notamment du phosphate. Encore une fois cet élément est avancé uniquement par les séparatistes qui arguent d’une exploitation illicite des ressources au détriment des populations sahraouies et au profit du reste des Marocains. Le Maroc de son côté explique évidemment qu’il n’y a rien d’illicite puisque ces territoires lui appartiennent et que toutes les populations profitent des retombées économiques. Il dénonce également ce qu’il appelle « les mensonges séparatistes » puisque 43% des réserves en phosphate du pays se trouvent au Nord dans la région de Casablanca, contre 2% seulement au Sud à Boucraâ (chiffres du rapport annuel 2020 de l’OCP[6]).
Le Maroc s’attèle de son côté à dénoncer la situation humanitaire dans les camps de Tindouf avec l’absence de recension humanitaire, le détournement des aides humanitaires internationales, les conditions humaines indignes des réfugiés qui les poussent dans les bras de la criminalité et du terrorisme, le mur construit autour des camps empêchant toute fuite etc. Les 5 minutes de France 24 ont choisi elles d’évoquer la souffrance des populations sahraouies dans les territoires administrés par le Maroc qui seraient malmenées par Rabat. Cet argument est tout à fait symptomatique d’une guerre informationnelle. En effet, une des techniques de l’attaque informationnelle est le renversement du rapport du « faible » au « fort ». Sous les effets de la société de l’information et de la société civile, le rapport traditionnellement favorable au « fort » (ici le Maroc dans le prisme séparatiste) peut s’inverser au profit du « faible » (les populations locales victimes du pouvoir marocain, toujours dans le prisme séparatiste). La massification de l’accès à l’information allant de pair avec une consommation superficielle de cette dernière, le « faible » est facilement considéré comme légitime de facto et devient le « bon », face à un adversaire qui devient mécaniquement le « méchant » [7]… Quoiqu’il en soit, le Maroc de son côté avance des arguments sur les indicateurs humains et socio-économiques qui sont en hausse constante dans cette région, dépassant même souvent ceux du nord du pays.
Enfin, citons le discours de Natalia Plazas sur l’ONU et l’inaction de sa mission sur place, la MINURSO. Elle est dénoncée par le reportage. Selon le Maroc, ce sont Alger et le Polisario qui bloquent toute réflexion pragmatique et tout règlement du conflit.
Rachid M’Barki est accusé d’avoir manqué à son devoir de neutralité alors qu’il reprenait une terminologie marocaine. Le narratif utilisé par Natalia Plazas et France 24 révèle également un parti pris. Reste à savoir si la prise de partie est idéologique, ou si elle cache, ici encore, une opération d’influence commanditée par des opposants au Maroc sur ce sujet. Le cas du conflit opposant l’Algérie au Maroc sur la question du Sahara est tout à fait révélateur des tractations d’influence qui peuvent s’opérer dans les coulisses de l’information.
[1] https://www.aps.dz/monde/151486-l-armee-sahraouie-mene-de-nouvelles-attaques-contre-les-positions-de-l-occupant-marocain-dans-le-secteur-de-mahbes
[2] https://www.ege.fr/infoguerre/2018/03/sahara-occidental-guerre-de-linformation-autour-de-laccord-de-peche
[3] https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/finistere/conserverie-bretonne-accusee-crime-colonisation-1544118.html
[4] https://www.la-croix.com/Monde/sait-Team-Jorge-agence-manipulation-electorale-desinformation-2023-02-15-1201255290
[5] https://twitter.com/AmbaFranceMaroc/status/1577704303644508164?s=20
[6] https://ocpsiteprodsa.blob.core.windows.net/media/2021-11/Rapport_Annuel_OCP_2020-VF_0.pdf
[7] Harbulot Christian, L’art de la guerre économique, VA Press, Versailles 2018, p.59-62