La bascule s’est opérée il y a quelques jours, au début du mois de février : Erevan largue les amarres et se détache de la Russie. Simultanément, Erevan s’active diplomatiquement vers l’Occident et notamment en France, mais aussi en direction de l’Inde, des Émirats arabes unis et de la Géorgie. Analyse
Vendredi 2 février, un peu moins de trois mois après sa visite à Paris, Nikol Pashinian prononce une allocution qui défraye la chronique. Le Premier ministre arménien déclare que son pays se passera désormais du partenariat militaire privilégié qui l’unissait jusqu’ici à la Russie, et qu’il compte s’appuyer désormais sur la France et les États-Unis. Ce coup de tonnerre géopolitique avait été précédé l’avant-veille par l’entrée formelle d’Erevan à la Cour pénale internationale. Un événement tout sauf anodin, car désormais, en théorie du moins, l’Arménie serait maintenant contrainte de procéder à l’arrestation de Vladimir Poutine si jamais il se présentait sur son territoire. En se retournant contre Moscou, et en projetant sa diplomatie au plus loin, Erevan travaille à sa survie, mais intègre aussi de nouveaux paramètres géopolitiques dans une région déjà explosive.
Caucasuistique
Les évènements de la semaine dernière sont symptomatiques, si ce n’est symboliques, de la détérioration de l’image de Russie en Arménie. Même si elle y conserve des soutiens, Moscou paye son ambivalence vis-à vis de l’Azerbaïdjan depuis son offensive dans le Haut-Karabagh en octobre 2020. Ainsi, tant que les opérations se déroulaient dans cette région contestée, les Russes pouvaient se prévaloir d’un rôle d’arbitre entre les belligérants. La situation évolue en 2022. En septembre, rompant le cessez-le-feu, les Azerbaïdjanais intensifient leurs opérations et attaquent plusieurs villes arméniennes. Les morts se comptent par centaines. Cette fois-ci, l’Arménie tente d’activer l’article 4 de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) selon lequel les pays de l’alliance se doivent une assistance militaire mutuelle en cas d’attaque d’un de leurs membres. La Russie privilégie pourtant la médiation. Un an plus tard, les derniers territoires du Haut-Karabagh, contrôlés par la république d’Artsakh, sont repris après une nouvelle offensive de Bakou, sans réaction des forces d’interposition russes.
Sans la Russie, Erevan se retrouve momentanément plus isolée que jamais.
Pourquoi un tel lâchage ? Moscou est à l’époque embourbée en Ukraine et à moins de ressources à accorder au Caucase. Surtout, l’objectif du Kremlin est de garder son influence dans l’ancienne province — impériale puis soviétique – de Transcaucasie (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan). Or, isolée, fragile et déjà dépendante de la Russie, l’Arménie n’est guère un enjeu. A contrario, l’Azerbaïdjan est prospère de sa rente hydrocarbure, de sa façade sur la mer Caspienne et n’est pas insensible aux sirènes néo-ottomanes de la Turquie, autre géant historique du Caucase. L’action militaire d’Ankara, en appui à l’Azerbaïdjan (capacités matérielles dont des drones, conseillés, etc.), fut d’ailleurs déterminante lors de la première offensive. En d’autres termes, le vrai enjeu régional : c’est Bakou et non plus Erevan.
Poudrière transcaucasienne
Sans la Russie, Erevan se retrouve momentanément plus isolée que jamais. Or, pour Ilham Aliyev, dirigeant azerbaïdjanais, le conflit avec l’Arménie n’est pas terminé. Celui-ci vise désormais à établir le corridor de Zanguezour, qui réunirait son territoire à l’enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan, coincée entre Arménie et Turquie. Ankara appuie cette perspective qui lui permettrait de former un continuum panturc jusqu’en Asie centrale. Encore au mois d’octobre, Turquie et Azerbaïdjan lançaient d’ailleurs des exercices militaires dans la région du Nakhitchevan.
Les irrédentismes sous-jacents au Caucase du Sud (ou Transcaucasie) et leur potentiel conflictogène ne sont pas à sous-estimer. Anciennes républiques socialistes sous domination soviétique, la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan ne sont indépendantes que depuis une trentaine d’années. Leurs territoires actuels sont le fruit d’un découpage récent – parfois artificiel – de la part des Soviétiques. Celui-ci s’est traduit par des déplacements importants de populations, à leur cloisonnement puis à l’exacerbation de leur rivalité identitaire. De facto, les revendications ethno-territoriales et les velléités « panistes » des nationalistes azéris, turcs et arméniens (la « grande-Arménie »), sont une réalité avec laquelle il faut composer. Or, aujourd’hui, les Azéris, soutenus par leurs cousins turcs, poussent leur avantage.
L’Arménie, grande perdante des ingénieries territoriales soviétiques, est non seulement enclavée, mais aussi cernée par des puissances hostiles. Alors que l’appui de la Russie s’étiole, le dernier soutien local d’Erevan est… l’Iran. Cette dernière voit d’un mauvais œil l’affirmation nationaliste de Bakou, par ailleurs en partie armée par la Némésis de l’Iran : Israël. Mais Téhéran craint surtout les velléités irrédentistes de l’Azerbaïdjan qui concernent les millions d’Azéris qui peuplent le nord de l’Iran. Dans cette optique, elle s’oppose à toute forme de changement frontalier dans la région et notamment le corridor de Zangezour qui la priverait de sa frontière avec l’Arménie et renforcerait ses rivaux turcs.
Quid de la Géorgie ? C’est par ce pays que transite l’approvisionnement d’Erevan : son rôle est donc vital. Les relations ont longtemps été cordiales sans être étroites. On note pourtant depuis 2020 un rapprochement progressif. Celui-ci s’est accéléré depuis quelques mois et a débouché à la fin du mois de janvier 2024 sur la signature d’un partenariat stratégique. Les contours de ce partenariat sont larges et ne semblent pas contenir, à ce stade, de volet de défense. Il n’en demeure pas moins que le concours de Tbilissi — qui vient d’obtenir le statut de candidat à l’UE-pourrait devenir central. Sa façade maritime et son espace aérien vont devenir le point d’entrée privilégié des futurs coopérants militaires de l’Arménie, voire d’une projection de force en cas de conflit. Ce qui ne manquerait pas de placer la Géorgie en porte-à-faux vis-à-vis de ses autres voisins.
Paris à la rescousse
Mais qui sont ces nouveaux partenaires ? Explicitement mentionnée dans l’allocution du président Pachinian le 2 février, la France s’est largement rapprochée de l’Arménie depuis la fin de 2020. Première nation à condamner l’attaque azérie cette année-là, la France et Emmanuel Macron en particulier, disposent d’une forte popularité dans le pays. Pour la France, il s’agit d’une opportunité stratégique importante. Nonobstant sa longue tradition de protection des chrétiens d’Orient, elle lui permet de rendre coup pour coup à la Russie et la Turquie qui s’en prennent aux intérêts français en Afrique et au Levant et font preuve d’ingérence dans les affaires intérieures de l’Hexagone et de ses outre-mer. À noter que la France est aussi très active dans l’espace ex-soviétique comme en Mongolie ou au Kazakhstan.
En trois ans, la coopération militaire s’est donc amplifiée et formalisée. Elle vise à moderniser l’armée arménienne via la formation de ses forces – notamment le combat d’infanterie -par l’armée française ainsi que la fourniture de capacités militaires : surveillance et défense anti-aérienne, renseignement, véhicules blindés de transports de troupe, etc. Les premières livraisons ont été effectuées à la fin de l’année 2023. En outre, Paris a ouvert cette année une mission de défense à Erevan ainsi qu’un consulat… dans la région du Syiunik. Le message adressé à Bakou est clair et celle-ci l’a bien reçu. Furieux, l’Azerbaïdjan multiplie ainsi depuis quelques mois les provocations et attaques informationnelles contre la France. À titre d’exemple, Son président, Ilham Aliyev, dénonçait, en octobre, la « politique coloniale de la France ». Une référence explicite aux narratifs anti-français diffusés par les Turcs et les Russes en Afrique.
Diplomatie tous azimuts
Paris n’est pas la seule à partir au secours d’Erevan qui, traumatisé par sa dépendance à Moscou, assume aujourd’hui une stratégie de diversification de ses partenariats. Les États-Unis et l’Inde ont ainsi mordu aux lignes diplomatiques lancées par l’Arménie. Leur appui militaire est d’ailleurs de plus en plus marqué. En septembre 2023, l’armée américaine organisait dans le pays les manœuvres « Eagle Partner 2023 » réunissant près de 300 soldats, dont 175 Américains. Un pied de nez très mal perçu à Moscou. De son côté, New Delhi renforce aussi sa coopération militaire avec l’Arménie via la fourniture d’armement (obusiers, radars, défense anti-drone, etc.) ; sans compter l’ouverture d’un poste d’attaché de défense en octobre dernier. Pourquoi un tel soutien ? Pour l’Inde, l’opportunité est double : non seulement continuer de s’affirmer comme une puissance globale, mais aussi contrer la diplomatie pakistanaise alliée de Bakou.
Cernée de toutes parts et fragilisée par l’inconstance de son allié russe, l’Arménie a décidé se tourner vers de nouveaux alliés.
On observe également l’affirmation d’un autre acteur dans la région, les Émirats arabes unis. Pour quelle raison la fédération émiratie s’intéresse-t-elle à l’Arménie ? Si les échanges commerciaux vigoureux entre les deux pays constituent un premier facteur, la principale raison est probablement à chercher du côté de la rivalité turco-émiratie. En effet, Ankara et Abu Dhabi sont des rivaux géopolitiques structurels, notamment dans la sphère religieuse. La Turquie est ainsi un des principaux sponsors de l’organisation islamiste des Frères musulmans. Or les Émirats ont fait de la lutte contre l’islam politique et la mouvance frériste un point cardinal de leur politique étrangère. Les deux pays sont donc en rivalité pour devenir le modèle de référence du monde musulman, une compétition qui se joue également en Afrique. Leur antagonisme est d’ailleurs évident dans le cadre de la guerre civile soudanaise dans laquelle ils soutiennent des factions opposées ; et où interviendraient… des mercenaires azerbaïdjanais. À ce stade, la coopération entre Erevan et Abu Dhabi n’est pas militaire. Mais les deux pays ont récemment annoncé vouloir accroître leur coopération dans tous les domaines. En septembre 2023 s’était aussi réuni le Forum des affaires Arménie-Émirats. Plus significatif encore, la suppression, en décembre dernier, du régime de visas entre les deux pays.
En définitive, cernée de toutes parts et fragilisée par l’inconstance de son allié russe, l’Arménie a décidé se tourner vers de nouveaux alliés. La diversité des profils est à la fois issue de ses options limitées dans le Caucase (Iran et Géorgie) et d’une volonté d’aller chercher au plus loin des alliés capables de crédibiliser la substitution de son partenariat militaire avec Moscou. C’est le rôle que joue la France, mais aussi l’Inde et les États-Unis. À noter d’ailleurs la présence simultanée – fortuite ? — des trois coopérants de l’initiative trilatérale (France, Inde, Émirats) lancée au début de l’année 2023. La présence de ces trois alliés militaires donne de la cohérence à la diplomatie sécuritaire de l’Arménie.
La prudence reste de mise, car la diversification des alliances implique également l’arbitrage entre des intérêts parfois contradictoires, voire antagonistes, surtout dans une région située à la confluence des mondes occidentaux, slaves, perses et turcs. C’est peut-être la raison pour laquelle le président Pachinian semblait privilégier, il y a quelques jours, la France et les États-Unis, alliés lointains, mais militairement plus crédibles et moins sulfureux que l’Iran. Il n’en demeure pas moins que l’irruption rapide de nouveaux acteurs dans une région déjà complexe risque de transformer le Caucase en une poudrière plus dangereuse encore que les Balkans.