Pour le moment il ne s’agit a priori que d’un simple vœu : l’achat d’avions Rafales par la Serbie. Il a été formulé voici quelques jours par le ministre serbe de la Défense, Nebojša Stefanović. Une déclaration qui s’inscrit dans le mouvement de réarmement général de l’armée serbe, et des Balkans , mais aussi dans la politique étrangère originale, voire paradoxale, de la Serbie. Or, la France pourrait avoir intérêt à pousser favorablement vers cette invitation.
Depuis 2016 la Serbie est entrée dans une phase de réarmement et de modernisation de ses forces armées. Malgré une baisse en 2019, les budgets de l’armée Serbe ont plus que doublé. Récemment, le président serbe Aleksandar Vučić annonçait augmenter le budget des forces à 1,1 milliard d’euros (contre 500 millions en 2015[1]) pour 2022.
C’est en 2019 que le président avait annoncé son souhait d’acquérir une vingtaine d’appareils de combats. Le Rafale semble emporter, pour le moment, l’adhésion de l’armée serbe. Une annonce qui n’a pas manqué de surprendre. Jusqu’ici les Russes et leur Soukhoï Su-30 étaient en effet donnés favoris : les forces aériennes russes étant interopérables avec les forces serbes. Les deux pays avaient d’ailleurs signé un accord militaro-technique en 2016. Un accord qui avait précédé l’achat d’aéronefs Mig-29 par la Serbie.
Les Balkans compliqués
La montée en puissance de l’armée serbe s’ancre dans un contexte de réarmement généralisé des Balkans occidentaux. Les risques de conflits demeurent cependant faibles. Car les grandes puissances sont nombreuses à s’investir dans la région (États-Unis, Russie, Turquie, France, Allemagne, UE, etc). Celles-ci se livrent à une vigoureuse compétition d’influence. Mais aucune d’elles n’a intérêt à voir la situation s’envenimer.
Les conflits issus de l’implosion de l’ex-Yougoslavie sont restés non-résolus
Alors pourquoi un tel réarmement ? Probablement car le souvenir du conflit est encore frais dans les mémoire (22 ans) : tous les protagonistes sont encore en vie. De plus, les conflits issus de l’implosion de l’ex-Yougoslavie sont restés non-résolus[2]. En témoigne les régulières montées de températures entre la Serbie et le Kosovo (comme en septembre 2021 ou en 2019). Belgrade n’a en effet jamais accepté l’autonomie, puis l’indépendance, de son ancienne région qui s’est en outre récemment dotée d’une armée. Une situation de conflit larvée, aggravée par la faible stabilité du Kosovo, évoquée en 2018 dans le journal La Croix. On peut aussi citer les tensions ethno-nationalistes qui touchent la Bosnie-Herzégovine : État pluriethnique et pluriconfessionnel. Enfin on note une rivalité persistante qui oppose la Serbie et la Croatie. Cette dernière vient d’ailleurs de signer un contrat d’achat d’avions Rafale avec Paris.
La revue de défense Serbe 2019 est révélatrice de ce climat. Outre la défense du territoire, elle définit comme principales menaces le séparatisme, l’extrémisme ethnique et religieux, le changement climatique et une plus grande reconnaissance internationale du Kosovo[3]. Il ne s’agit pas ici pour la Serbie de pointer des risques intérieurs. Mais plutôt de faire valoir implicitement son refus de principe du statu-quo post-yougoslave, issu de la fin de la décennie 1990. En effet, comme le rappel Alexis Troude, enseignant-chercheur à l’Université de Versailles-Saint-Quentin et expert français des Balkans : « La stabilité ethno-religieuse de la Serbie est importante et ne comporte pas de risque de séparatisme. Par exemple, le statut politique des musulmans y est consensuel, en plus d’être bien plus élevé que dans n’importe quel pays d’Europe. »
Montée capacitaire
Dans cette voie la Serbie entreprend une modernisation générale de ses forces armées. Aussi bien sur le volet des capacités matérielles que sur la qualification de ses personnels. Les acquisitions, notamment terrestres, sont en parties fournies par la BITD nationale, héritée de l’ex-Yougoslavie. Ainsi le pays produit ses propres véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI), comme le Lazar 3 (récemment exporté vers le Turkménistan) mais aussi des blindés polyvalents (VBCP – Milos) ou encore des obusiers de 155 mm (Nora). Le pays a également entrepris la modernisation de son char M-84. Une partie de son parc de char de combat est fournie sur l’étagère par la Russie.
La « Force aérienne et de défense aérienne des forces armées serbes » a fait l’objet d’un effort particulier. Réduit à la portion congrue en 2016, elle est aujourd’hui composée d’une trentaine d’appareils de combat dont une quinzaine de Mig 29 modernisés (origine russe, biélorusse et yougoslave) et complétés d’un nombre équivalent de chasseurs légers J-22 Orao (datant de l’ère yougoslave). Le pays dispose également d’avions moyen-porteurs pour le transport tactique (quatre An-26) , récemment renforcés par une livraison de deux C-295 d’Airbus. On peut ajouter à cela des drones stratégiques MALE (moyenne altitude – longue endurance) CH-92A, d’origine chinoise. Ils sont destinés aux missions ISR (intelligence, surveillance, reconnaissance) et dotés de rails d’emports de munitions.
Les capacités offensives des forces aériennes demeurent pourtant vieillissantes, voire obsolètes. C’est la raison pour laquelle les forces aériennes Serbes semblent avoir convaincu les autorités politiques de s’intéresser au Rafale de Dassault. Polyvalent et « Combat Proven », le Rafale crédibiliserait largement l’armée serbe dans la région. Aucune information n’a filtrée sur la version souhaitée : plutôt des Rafales F3-R d’occasion, ou bien neufs au futur standard F4 ? Une acquisition de ce type pourrait-elle aussi signifier l’acquisition du système de Commandement&Controle (C2) aérien de Thalès ? Il ne s’agit pour le moment que d’une déclaration d’intention, et il semble probable que Moscou n’en restera pas là.
Sur le volet de la défense aérienne, la Serbie dispose d’une solide expérience. En grande partie tirée des conflits des années 1990 (Serbie et Bosnie). En 1999, lors de l’opération Allied Force, la défense aérienne serbe (S-125 et 2K12 Kub – d’origine soviétique) avait largement réduit la liberté d’action des forces aériennes de l’OTAN[4]. Principalement en les forçant à ne pas voler en dessous de l’altitude de 6000m. Elles ont également fait l’objet d’un renouvellement important.
En 2019, Belgrade faisait en effet l’acquisition de systèmes français Mistral 3, pour la défense basse-couche à coute portée. En 2020, c’est la Chine qui fournissait des systèmes moyenne/longue portée chinois HQ-22 (équivalent S-350 ou SAMP/T). Ce système est cependant dépourvu de capacités antibalistiques. L’armée Serbe privilégiait à l’origine l’acquisition de systèmes S-400 russes. Option écartée par crainte de sanctions américaines. Moscou fournit tout de même, en 2020, six systèmes Pantsir S-1, pour la courte/moyenne portée. Les Pantsirs sont notamment dotés d’importantes capacités anti-drones (C-UAS).
De facto, la Serbie se dote d’un système de défense aérienne solide, relativement moderne et multicouche. Capable de protéger efficacement son territoire ou d’emporter la supériorité aérienne face à un adversaire équivalent.
Diplomatie paradoxale
La Serbie ne semble toutefois pas se préparer directement à un conflit, même contre la maigre armée Kosovare. Et la forte présence de l’OTAN, et de la Turquie, rendrait illusoire un tel projet, au moins à moyen-terme. La politique étrangère serbe apparaît en fait difficilement lisible voire contradictoire. Ceci se retranscrit dans la diversité internationale de ses acquisitions de matériels ; ainsi que dans son système de partenariats.
Belgrade est officiellement candidate à l’adhésion à l’Union Européenne, et se trouve dans l’antichambre de l’OTAN, via le « partenariat pour la paix ». A ce titre l’armée Serbe exécute des manœuvres aux côtés de l’Alliance. On notera cependant que le pays ne souhaite pas y adhérer définitivement et se positionne comme neutre[5]. Un choix à mettre en lien avec le souvenir de la guerre de 1999 mais aussi le rôle de l’OTAN dans la pérennisation du Kosovo.
« Les Serbes veulent le beurre et l’argent du beurre. Ils sont persuadés de pouvoir rentrer dans l’UE tout en se maintenant dans l’espace eurasiatique. C’est presque schizophrénique »
Cette relation euro-atlantique resserrée est contrebalancée par une proximité, également affirmée, avec Moscou. Les deux forces armées demeurent historiquement liées (formation, équipement, doctrines…), malgré une ouverture croissante du pays aux livraisons de matériels chinois et français (MBDA, Airbus, et bientôt Dassault ?). De plus, le pays se livre à des exercices militaires avec l’armée russe. Ce qui l’a d’ailleurs mise plusieurs fois en portafaux avec l’Union Européenne. Avec un point d’acmé en 2020, où Belgrade avait dû renoncer à participer à un exercice en Biélorussie. Pour Alexis Troude : « Les Serbes veulent le beurre et l’argent du beurre. Ils sont persuadés de pouvoir rentrer dans l’UE tout en se maintenant dans l’espace eurasiatique. C’est presque schizophrénique ». Compte-tenu de la montée des tensions internationales, l’équilibre semble en effet difficile à tenir à long terme.
C’est une des raisons pour lesquelles la candidature serbe à l’UE reste au point mort. Même si les tensions avec le Kosovo sont plus souvent mises en avant. Alors même que cinq autres pays de l’UE refusent aussi de reconnaître Pristina (Espagne, Grèce, Roumanie, Slovaquie et Chypre).
L’impasse turque
Les relations avec la Turquie sont un cas très particulier. Ankara se distingue par une politique d’influence active dans la région des Balkans (culturelle, religieuse, économique). C’est notamment l’un des principaux soutiens du Kosovo, où elle est présente militairement. Elle est aussi la première source d’investissement du pays à hauteur de 38 millions d’euros par an[6]. Le Premier Ministre Erdogan avait notamment déclaré en 2013 : « La Turquie c’est le Kosovo, le Kosovo c’est la Turquie ».
loin de se détériorer, les relations entre la Serbie et la Turquie ce sont raffermies
Or, loin de se détériorer, les relations entre la Serbie et la Turquie ce sont raffermies. Au point d’amorcer la création d’une zone de libre-échange (depuis 2015) entre les deux pays, rejoint par la Bosnie[7]. Alexis Troude précise que : « La présence turque dans la région est impressionnante. Ankara est en train de créer une mini-organisation régionale avec la Serbie et la Bosnie ».».
Ce rapprochement est-il durable ? Car la question kosovare sera toujours un point d’achoppement fondamental entre les deux pays. De plus le rapprochement avec Ankara pourrait nuire aussi au processus d’adhésion de Belgrade à l’UE, compte-tenu des montées de tensions régulières.
Une occasion pour la France ?
En tout état de cause la Serbie semble s’enfermer dans une impasse stratégique. Pour Ardijan Sainovic, chercheur à l’IRSEM, il s’agit d’un « hedging » diplomatique[8]. Celui-ci consiste à multiplier les partenariats avec des puissances antagonistes (UE, OTAN, Russie, Chine, Turquie…) afin de gagner en autonomie. Les résultats sont discutables : car dans tout les cas de figures, le pays semble perdant sur au moins un de ses objectifs fondamentaux. La Russie semble être une alliée culturelle et politique rassurante mais hégémonique. De plus, Moscou agit comme un repoussoir pour l’Union Européenne à laquelle Belgrade aspire, notamment pour des raisons économiques. Le rapprochement avec Ankara offre des avantages économiques, mais le prix politique à long terme pourrait être fort. Sauf à soutenir officiellement le néo-impérialisme turc dans la région et abandonner définitivement la question Kosovare…
Paris a un grand potentiel de puissance d’équilibre, indépendamment de l’OTAN
C’est ici que la France pourrait faire office de voie alternative pour la Serbie. Paris a en effet un grand potentiel de puissance d’équilibre, indépendamment de l’OTAN. Pour certains il s’agit même d’un des principaux ferments de sa puissance future.
En répondant favorablement, et surtout [très] activement, à la sollicitation de Belgrade, Paris aurait l’occasion de pousser progressivement un partenariat stratégique resserré. Ce partenariat reposerait nécessairement sur le soutien, au moins passif, aux revendications serbes sur le Kosovo. Pays dont la nature mafieuse embarrasse de plus en plus l’Europe. Cette position aurait l’avantage de n’être pas isolée dans l’Union Européenne.
Le partenariat pourrait aller jusqu’à une alliance, assortie d’une clause de soutien mutuel , similaire à celle signée avec la Grèce. Ce qui permettrait, potentiellement, de tirer le pays en dehors de l’orbite turque, dans laquelle il s’est curieusement inséré. Enfin, ce partenariat permettrait aussi de temporiser l’importance de l’alliée Russe. Et favoriserait du même coup l’entrée du pays dans l’UE.
Une telle posture de la France pourrait s’inscrire dans la riposte active aux opérations d’influences turques et russes (voire atlantiques). Mais aussi de faire-valoir avec plus de force son modèle d’une défense européenne qui ne fait pas encore l’unanimité[9]. En effet, dans un monde qui se régionalise, la protection des pays fragiles, isolés ou menacés (Grèce, Chypre, Arménie, etc) apparaît comme un tremplin de puissance pour Paris.
Cette stratégie semble réalisable en Serbie. La France y dispose d’un profond capital sympathie. Selon Alexis Troude : « L’amitié Franco-Serbe semble indétrônable [pour les Serbes ndlr]. Toute initiative de la France envers le pays est toujours la bienvenue. La France peut donc s’imposer dans un partenariat militaire resserré avec le pays, mais elle devra mettre le paquet pour contrer les Russes notamment ».
[1] IISS, The Military Balance, 2021
[2]MARKOVIC Andrej&PEROVIC Jeronim, Center for Security Studies, n°282, avril 2021
[3] IISS, op.cit.
[4] FORGET (Gal°) Michel, Nos forces aériennes en OPEX, Paris, Economica, 2013, 195p, p61
[5] IISS, op.cit.
[6] TROUDE Alexis, Revue Conflits, n°30, novembre&décembre 2020
[7] En quelques années, plusieurs centaines d’entreprises turques ce sont installées en Serbie et en Bosnie.
[8] SAINOVIC Ardijan (Dr), Le positionnement stratégique des Etats des Balkans occidentaux (…), IRSEM, n°103, 30 juillet 2020
[9] d’HERBES Pierre, Marine&Océans, n° 273, décembre 2021