Le Soudan est largement méconnu des Français et de leurs élites. Zone d’influence des Britanniques autrefois, des Égyptiens et des Émiratis aujourd’hui, le pays a rarement été stratégique eux yeux de Paris. Pourtant, ce territoire grand comme deux fois la France à cheval sur les mondes arabes et subsahariens, aux portes du Sahel, du Maghreb et de la corne de l’Afrique, bascule dans une guerre civile qui menace sérieusement le fragile équilibre africain, et, par effet domino, tout le continent européen.
Depuis le 26 octobre, les belligérants ont relancé les pourparlers de paix à Jeddah en Arabie Saoudite. Mais après 6 mois de combats et déjà plus de 9.000 morts, ils ont peu de chance d’aboutir, en raison d’ingérences étrangères sapant les efforts de paix.
Dans son édition du 14 octobre, le Wall Street Journal révèle que les forces armées soudanaises (FAS) ont reçu de l’Égypte un lot de drones tactiques Bayraktar TB-2 de facture turque. L’Égypte, qui dans le conflit israélo-palestinien s’affiche en médiateur, ici, commet une surenchère armée nuisant aux pourparlers en cours, appelés de leurs vœux, y compris par les États-Unis.
Les deux principaux belligérants, le général Abdel Fattah al-Burhan, à la tête des forces armées soudanaises (FAS), et Mohamed Hamdane Dagalo, alias Hemetti, à la tête des paramilitaires des Forces de soutien Rapide (FSR), s’affrontent toujours, dans l’indifférence internationale.
L’essentiel des combats entre les deux forces se déroulent dans le Darfour et dans Khartoum, conquise aux trois quarts par les FRS. Pire encore, le conflit fait tache d’huile. Cet été, de nouveaux fronts sont apparus dans la partie méridionale du pays, notamment dans les régions du Kordofan.
Dans cette guerre civile oubliée, l’intervention extérieure domine.
Les civils payent le prix fort des combats. Le pays compte plus de 5 millions de déplacés et la famine menace. Au Darfour, la spirale des massacres ethniques a repris et pèse sur le Tchad, dernier allié de Paris au cœur du Sahel.
Le Grand-Jeu Arabe
Dans cette guerre civile oubliée, l’intervention extérieure domine : du côté des forces armées soudanaises, Le Caire. En plus des drones, l’Égypte aurait aussi fourni un appui aérien technique aux FAS au début du conflit, sans compter son appui diplomatique. Pour l’Égypte, le Soudan est le prolongement naturel et historique de sa sphère d’influence. Le Soudan est aussi stratégique dans la querelle qui oppose l’Égypte à l’Éthiopie au sujet des eaux du Nil. La Turquie et l’Arabie saoudite seraient également proches de l’armée soudanaise.
De leurs côtés, les rebelles des FSR bénéficient du soutien logistique du maréchal Haftar depuis le sud Lybien ainsi que de la Russie et des Émirats arabes unis. Pour Abu Dhabi, les ressources agricoles et minières du Soudan sont une priorité. En 2022, les Émirats ont conclu un accord de 6 milliards de dollars pour la construction d’un nouveau port sur la mer Rouge. Au-delà de l’investissement, les Émirats voient certainement d’un mauvais œil le retour de l’« ancien régime » proche des Frères musulmans.
Embrasement régional
Il faut s’alarmer de cette situation : près d’un demi-million de Soudanais ont afflué au Tchad, déjà en tension humanitaire. À la demande des autorités tchadiennes, l’armée française fournit un appui logistique, en vertu du partenariat liant les deux États.
Au Tchad, les souvenirs de la guerre du Darfour, qui a concerné le pays jusqu’en 2010, sont dans toutes les têtes. Or, la stabilité du régime d’Idriss Déby Itno est fragile. Celle-ci repose sur un système d’alliances entre les différents peuples et ethnies qui composent le pays et qui chevauchent la frontière avec le Soudan.
Si un front devait être ouvert sur le flanc est du Tchad, il mettrait le pays dans une posture très difficile. L’armée tchadienne, compétente et expérimentée, reste en tension opérationnelle. Au sud, elle est déployée face à Boko Haram, au nord, elle est déployée face aux groupes rebelles venus de Libye. À l’ouest, elle pourrait subir l’effondrement du Sahel occidental (Mali, Niger, Burkina-Faso).
Le Tchad est le dernier pilier de stabilité régionale avec la Mauritanie et le Sénégal. Sa déstabilisation pourrait faire basculer l’ensemble de la sous-région en zone grise entre seigneurs de guerre, groupes terroristes, islamistes et trafiquants en tout genre. L’Europe et la France ne sont pas prêtes à assumer les conséquences — sécuritaires et migratoires — d’un renforcement de cet arc-de-crise dans leur voisinage stratégique. Oui, la guerre au Soudan nous concerne, plus que jamais.